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BIOGRAPHIE

Alexander Kluge

Cinéaste, philosophe et écrivain allemand né en 1932 à Halberstadt, Alexander Kluge élabore depuis près de soixante ans une œuvre puissante, prolifique, transgressant les frontières entre différents médias et mêlant le mot et l’image au cœur même d’un principe narratif tourné vers l’Histoire, l’expérience et l’émotion.

Enfant du XXe siècle, qu’il appelle « Siècle noir », il œuvre à éveiller ses contemporains qui manifestent, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, une amnésie endémique sur fond de miracle économique. Comment, ainsi, raconter l’Histoire ? Son premier film, Brutalité en pierre (1961) – longue plongée dans les ruines du Palais des Congrès du Parti nazi à Nuremberg – atteste déjà de cette urgence, qui se prolonge aujourd’hui, en ces temps de capitalisme déréglé et dégénéré.

Révélant dans son œuvre « le poids des sentiments là où il comptait peu », Alexander Kluge milite pour une autre lecture de l’Histoire, ce qui le place dans la lignée philosophique de l’école de Francfort à laquelle il fut étroitement associé, à la fin des années 1950, en tant que juriste et collaborateur de Theodor W. Adorno. « Ce qu’exige Kluge de l’historiographie, en complément de faits historiques, est tout ce qui n’a pu être réalisé. En somme, les sentiments, les désirs, les opportunités et les idées qui n’ont pu devenir une réalité. » Il interroge, notamment, le concept de raison et celui de sentiment pour sonder leurs apports mutuels à la société et leurs influences sur ses comportements.

En tant qu’écrivain, Kluge présente en France une œuvre colossale, un livre-océan qui éclaire sa pensée encyclopédique. Les volumes de Chronique des sentiments, publiés depuis 2016 par la maison d’édition P.O.L, sont le fruit d’un travail qu’il mène depuis plus de cinquante ans. S’y juxtaposent des récits mêlant faits historiques, anecdotes, documents historiques ainsi qu’illustrations, et qui font état d’une unique cohabitation entre l’actualité, la Grande Histoire et l’intimité. Ces ouvrages rappellent qu’Alexander Kluge se pensait, dès les années 1950, en écrivain – entreprise découragée par Adorno au prétexte qu’il n’était plus possible d’écrire après Proust.

Sur les recommandations d’Adorno, il effectue un stage auprès de Fritz Lang sur le tournage du Tigre du Bengale (1959). Il tourne ensuite ses premiers courts métrages au début des années 1960 et signe le manifeste d’Oberhausen qui annonce le nouveau cinéma allemand. Défendant une création peu visible au cœur de l’industrie du divertissement, il reçoit, en 1968, le Lion d’or de la Mostra de Venise pour son long métrage Les Artistes sous le chapiteau : perplexes (1967). Cinquante ans plus tard, il y présente son nouveau film Happy Lamento (2018).

À la fin des années 1980, Kluge opte pour une migration en territoire ennemi afin « d’introduire au cœur d’un tel média quelques traces du meilleur dont on dispose, c’est-à-dire la musique et la littérature ». Il crée, en 1987, sa propre société de production audiovisuelle, DCTP, qui propose des programmes culturels aux chaînes privées. Il offre, en homme sensiblement anti-télévision, un espace de réflexion et de discussion, l’entretien étant l’un de ses formats de prédilection, qui passerait, comme le soulève Vincent Pauval, « pour un prolongement de son œuvre littéraire de fiction ; à moins qu’elle ne la nourrisse, comme cela est manifestement le cas de ses entretiens avec le dramaturge Heiner Müller ».

En parallèle, il poursuit l’écriture collaborative et individuelle d’ouvrages tels que Geschichte und Eigensinn (avec Oskar Negt, 1981), The Devil’s Blind Spot (2004), Décembre (avec Gerhard Richter, 2012) ou encore Weltverändernder Zorn: Nachricht von den Gegenfüßlern (avec Georg Baselitz, 2017).

L’ensemble de ces éléments font de ce penseur l’un des écrivains et cinéastes les plus importants de notre époque. La multiplication d’expositions au cours de ces dernières années témoigne de l’acuité de son regard à cheval sur les siècles et résolument contemporain (« The Boat is Leaking, the Captain Lied », Fondazione Prada, Milan, 2017 ; « Pluriverse », Museum Folkwang, Essen, 2018 ; « Pluriverse – The Poetic power of Theory », Belvedere Museum, Vienne, 2018), et nous confronte à son style cinématographique reconnaissable à la narration fracturée qu’il met en place, à l’insertion d’images d’archives, d’extraits d’opéras, de musique, à la présence d’intertextes expressifs ou encore au développement d’une pensée dite associative ou en constellation.